L’honteux petit fantasme des super riches
Dans l’un de mes précédents articles, j’évoquais le fantasme du milliardaire philanthrope incarné par Bruce Wayne. Le mythe de Batman soulève une question que la plupart d’entre nous s’est déjà posée: que se passerait-il si les super riches venaient à prendre les choses en main. Autrement dit: “Pourquoi Elon Musk et Bill Gates ne donnent-ils pas tout leur argent à une cause, ne sauvent-ils pas le monde, et n’entrent-ils pas dans les livres d’Histoire?”.
Il y a, je trouve, quelque chose de jouissif à se poser cette question : l’espoir que le monde puisse changer sous nos yeux, que les événements prennent une tournure différente. Alors, lorsqu’un milliardaire annonce qu’il vend ses actions en masse, un désir enfoui depuis que je suis devenu adulte ressurgit. Le désir que quelqu’un prenne la responsabilité de changer les choses à ma place. Le désir que quelqu’un résolve certains des grands drames de ce monde – ces malheurs qui me font me sentir lâche et impuissant – de sorte que je n’ai plus à m’en préoccuper.
En défense de l’humanité des super riches
Notre société a une vision tranchée des super riches. Pour certains, ils font office de demi-dieux ; des surhommes propulsés au sommet de l’échelle sociale par leurs capacités hors du commun. Chacun de leur propos devient parole d’évangile, chacun de leur comportement est décortiqué puis imité. Pour d’autres, ils sont les maîtres d’œuvre d’un capitalisme outrancier, des effigies qu’il faudrait mettre à bas avant de pouvoir envisager une nouvelle forme plus juste de société. Chacun de leur comportement est disséqué puis dénoncé. Dans les deux cas, l’attention que l’on porte à leur personne est selon moi surfaite. En tant que personnes, ils ne sont probablement que tristement humains. L’attention qu’on porte à leur statut, celui des grandes fortunes, et au pouvoir qu’il implique, est par contre, entièrement justifiée. Cet article vise, entre autres, à remettre les super riches à la place qui est la leur: ni sur un piédestal comme le font certains, ni comme les responsables de tous les malheurs du monde comme le pensent d’autres. Mon hypothèse est que les super riches ne sont ni une espèce maléfique ni de pauvres âmes corrompues par la richesse. Simplement des êtres humains assis dans un fauteuil bien trop grand pour eux. Les symptômes et non la cause de notre monde inégalitaire.
L’ultime raison derrière l’accumulation de richesses
Une ribambelle d’études constatent que bonheur et richesse ne sont pratiquement plus corrélés à partir d’un certain stade, depuis longtemps dépassé par une minorité. Une telle conclusion implique l’existence d’un niveau de richesse individuel qui permettrait de maximiser le bonheur de chacun. C’est l’un des arguments des partisans de l’égalité: à travers une redistribution de la fortune des plus riches, nous pourrions obtenir un bonheur global plus élevé.
Bien que l’on puisse douter de la vertu des super riches, il est difficile de ne leur prêter aucune forme de réflexion. Il paraît peu probable qu’ils ne soient pas les premiers à réaliser que l’accumulation de richesses ne conduit pas au bonheur. Alors, pourquoi accumulent-ils ?! Pour le simple plaisir de le faire au détriment du reste du monde? Cet argument est couramment utilisé pour désigner les plus fortunés comme cupides. Ce besoin de simplification en dit, selon moi, plus long sur notre manière de penser que sur celle des supers riches. Comme si ces derniers étaient moins complexes que nous. Accumule-t-on jamais quoique ce soit pour le simple plaisir? Derrière l’accumulation se cache un désir plus profond. Mais si ce n’est pas le bonheur que les super riches cherchent à travers l’accumulation de richesses, que cherchent-t-ils alors? Le pouvoir? Probablement, mais là encore, le pouvoir n’est jamais qu’un moyen d’arriver à une fin. Mon hypothèse est que cette fin est la même que celle de beaucoup d’êtres humains confrontés à leur mortalité: créer un héritage, peu importe sa forme, qui nous survivra. C’est ce que l’écrivain Mark Manson nomme “projet immortalité”. Mais quel projet pharaonique peut bien nécessiter l’accumulation d’autant de richesse?
L’honteux petit secret des super riches
La notion d’optimisation est profondément ancrée dans la psyché des super riches, obtenir le plus possible avec des moyens limités. C’est à cette manière de penser qu’ils doivent bien souvent leur ascension. Grâce à leur fortune, les super riches souhaitent laisser l’empreinte la plus profonde possible; optimiser leur passage sur Terre en somme.
Quelle stratégie adopter alors? Construire des pyramides? Abreuver internet de leurs exploits afin d’apparaître sur les moteurs de recherches pendant plusieurs générations? N’importe quelle trace physique de notre passage sur terre s’estompe. Orchestrer un génocide afin de laisser une cicatrice permanente à l’humanité? Le problème est qu’en termes d’héritage, le mal se paie tôt ou tard. Et le bien d’une époque est souvent le mal d’une autre. Le mouvement que nous nommons aujourd’hui “cancel culture” en est l’illustration. Mais il est possible que certaines valeurs fondamentales, profondément ancrées dans notre biologie, persistent jusqu’à l’extinction de notre espèce. C’est probablement la seule constante qui subsistera. A moins que toute forme d’empathie disparaisse un jour, certaines actions comme aider son prochain, protéger les plus vulnérables, apaiser la souffrance trouveront une place pour exister par delà les générations.
Pour maximiser leur héritage, les super riches n’ont donc au final pas le choix: ils doivent faire le bien à grande échelle. Laisser une empreinte positive sur le maximum de leurs contemporains pour multiplier les chances qu’avec la descendance de ceux-ci leur nom, dans un premier temps, puis leur idéal subsistent : lutter contre la famine, empêcher les conflits, contribuer au développement de la médecine. Le petit secret des super riches est un paradoxe : Au fond, ils désirèrent se faire dépouiller. Voir leur richesses éparpillées aux quatre vents, et ainsi changer la vie de milliers de personnes pour le meilleur.
Et nous dans tout ça ?
Notre rôle, en tant que société, est de construire une structure cohérente, un calice dans lequel les super riches puissent déverser leur rêve d’éternité et leur fortune. Construire une société dans laquelle ils auront l’illusion de survivre, une société qui écrira une version de l’histoire dans laquelle leur existence aura eu un sens.
En effet, nos obligations ne se limitent pas qu’aux plus démunis. Les élites, qui émanent inexorablement de nos sociétés, sont aussi de notre responsabilité. Dire cela ne diminue en rien leur responsabilité individuelle, mais, en tant que société, faire reposer nos espoirs sur une minorité est un acte de lâcheté. C’est un poids que les super riches ne peuvent de toute manière pas supporter. Accepter cette responsabilité partagée est selon moi le moyen de récupérer un rôle, dont nous avons l’impression d’avoir été privé, quant à l’avenir de la société.
Nos obligations ne se limitent pas qu’aux plus fragiles économiquement. Les élites, qui émanent inexorablement de nos sociétés, sont aussi de notre responsabilité.
Mais si le bien est réellement le souhait ultime des super riches, pourquoi ne le réalise-t-il pas? Mon prochain article va explorer certaines barrières qui rendraient même le plus vertueux des multi-milliardaires impuissant face aux défis de l’humanité.