Faut-il taxer Batman?
La réussite de la famille Wayne est étroitement liée à l’histoire de son entreprise familiale. D’une chambre de commerce au 17ème siècle, l’entreprise Wayne s’est développée en un puissant conglomérat au sortir de la révolution industrielle. Aujourd’hui WayneCorp, l’entreprise possède des branches dans des secteurs aussi divers que la pharma, la construction ou encore l’aérospatiale.
Depuis la mort tragique de ses parents, Bruce Wayne est devenu l’unique héritier d’une fortune colossale, estimée à 80 milliards de dollars selon Forbes magazine. Malgré certaines frasques et une vie sentimentale très médiatisée, Bruce consacre, au travers de sa fondation, une partie de sa fortune à la recherche, au soutien d’œuvres caritatives et à la lutte contre le crime organisé à Gotham City.
Bruce Wayne, alias Batman, incarne l’idéal du milliardaire philanthrope, qui offre jusqu’à sa vie pour le bien commun. Se défiant en partie des lois grâce à sa fortune et s’attaquant à des problèmes de société que l’État lui-même ne peut résoudre, il représente le fantasme d’un capitalisme bienveillant et paternaliste (Note: À mes yeux, c’est ce même fantasme qui a ressurgi lorsqu’Elon Musk a promis six milliards de dollars au Programme Alimentaire Mondial des Nations Unies, si celui-ci pouvait démontrer comment cet argent permettrait d’éradiquer la faim dans le monde). Dès lors faut-il taxer Batman ou, au contraire, l’exonérer afin de lui permettre de remplir son rôle au maximum?
D’un point de vue économique, il existe deux raisons couramment avancées pour justifier d’incitations fiscales à l’égard des activités philanthropiques. Par activités philanthropiques, comprenez ici les dons vers des fondations et les opérations desdites fondations.
- Sous-production de bien public: Lorsque l’État n’est pas en mesure de fournir un bien public ou alors ne peut le fournir qu’à un niveau sub-optimal, il peut décider de s’appuyer sur le secteur philanthropique afin de pallier ses faiblesses. Selon cette vision, la philanthropie est complémentaire de l’intervention publique et peut même jouer un rôle d’éclaireur ou de laboratoire d’expérimentation dans la fourniture de certains biens publics. Malgré les actions du gouvernement, la ville de Gotham est notoirement gangrénée par le crime. Dans ces circonstances, Batman assure la sécurité des citoyens de Gotham d’une manière complémentaire aux forces de l’ordre. En effet, Batman a non seulement accès à des moyens que la mairie de Gotham ne possède pas, mais son anonymat lui permet d’agir d’une manière extra-judiciaire.
- Présence d’externalités positives: Une autre justification des incitations à l’égard de la philanthropie est que la société dans son ensemble bénéficie des activités philanthropiques sans en payer le coût réel. Ceci est certainement le cas lorsque les activités philanthropiques contribuent à financer des projets dans le domaine de la santé, de l’éducation ou encore de la lutte contre la pauvreté. Pour d’autres domaines, tels que l’art ou encore la conquête spatiale, la présence d’externalités positives peut être plus subjective. Dans le cas de l’action de Bruce Wayne, la présence d’externalités positives semble être un “no-brainer”: non seulement les citoyens de Gotham bénéficient d’une sécurité accrue pour laquelle ils ne paient pas mais la simple présence de Batman dissuade certains malfaiteurs et représente un modèle pour la société.
Une autre manière d’aborder la question des incitations fiscales est de mesurer leur efficacité. La littérature scientifique identifie deux types d’efficacités:
- Efficacité pour les finances publiques: La première forme d’efficacité renvoie à l’idée que les incitations fiscales doivent engendrer une augmentation du montant des dons plus élevée que le coût budgétaire de l’incitation fiscale. Cela revient à estimer une élasticité-prix. Cette élasticité est à court terme supérieure à un (-1.1 à -1.6) mais nettement plus faible à long terme (-0,4 à -0,6) avec des travaux récents qui trouvent des élasticités inférieures à 1 même à court terme. Certains auteurs font même valoir que ces incitations fiscales pourraient avoir un effet négatif (« crowding out effect ») lorsque les donneurs considèrent que de telles incitations dénaturent leur altruisme.
- Efficience sociale: L’efficience sociale est encore plus compliquée à estimer car il s’agit de calculer la valeur sociale des dons par rapport à un « contrefactuel » qui consisterait à estimer le bénéfice social qui serait retiré de l’utilisation de ces recettes fiscales perdues pour financer des biens publics. C’est ce type d’efficience qui est communément mis en avant lors de dons à des charités. Les donateurs pensent pouvoir être plus efficaces que l’État dans leur aide à la société.
Au vu du caractère de Bruce Wayne, nul doute que chaque incitation fiscale sera réciproquée par un investissement égal dans le bien commun (l’élasticité prix de n’importe quelle incitation fiscale sera égale à 1). Et bien que l’on puisse réfléchir à l’efficience du design alambiqué de la Batmobile, il est envisageable que le coût de Batman soit moindre par rapport aux investissements auxquels la mairie de Gotham devrait consentir pour avoir autant d’impact sur la sécurité de ses concitoyens.
En incitant fiscalement les activités philanthropiques, la majorité des États de l’OCDE ont tranché. Oui, ils exonèrent Batman. La question, alors, est simple. Tous les riches sont-ils Batman?