(Dans une économie en chantier) Le PIB est une pelleteuse
Lors de leur entrée en guerre en 1941, la stratégie des Etats-Unis repose sur leur capacité à surclasser durablement la production militaire des forces de l’Axe. Les matières premières sont rationnées et des dizaines de milliers d’entreprises sont convertis en usines d’armement. C’est dans ce contexte que le Produit Intérieur Brut (PIB) est créé en hâte. Cet indice agrège la valeur des biens et des services produits sur le sol américain et, dans un premier temps, permet d’orienter les ressources vers l’effort de guerre. 297’000 avions, 193’000 pièces d’artillerie, deux millions de véhicules blindés et quatre ans plus tard, la victoire des Alliés est en grande partie celle de l’économie américaine.
Dans les faits, le PIB cumule la valeur ajoutée des biens et services produits dans un pays sur un trimestre ou une année. Par valeur ajoutée, comprenez la différence entre le prix de vente et le prix de revient d’un produit. Quantifier la valeur ajoutée d’une économie permet de se faire une idée globale du revenu à la disposition des ménages. Comparé au fil du temps, le PIB donne des indices sur des états de la société comme le chômage, le pouvoir d’achat mais aussi la capacité d’un gouvernement à s’acquitter de l’intérêt de sa dette. Par conséquent, un PIB qui augmente traduit en général d’une amélioration de plusieurs aspects de la vie considérés historiquement comme importants. Au lieu d’avoir à se soucier d’une infinité de paramètres qualitatifs, le PIB permet ainsi de définir si “globalement” une société va dans la bonne direction. Sur le vaste chantier des économies mondiales, le PIB est une pelle mécanique: excellent pour construire les fondations, moins pour passer un coup de peinture.
En effet, le PIB possède deux importantes limitations. La première est technique: le calcul du PIB est le résultat d’un agrégat de données et d’application de normes comptables. Par conséquent, certains biens et services échappent au calcul du PIB alors que d’autres sont potentiellement (sur)évalués. Ainsi, le PIB ignore les activités d’une économie difficiles à quantifier. Parmis celles-ci: le travail au noir et les activités illicites mais également le volontariat ainsi que la majorité des activités domestiques. L’omission de ces valeurs, qui peuvent représenter une part non-négligeable de la production de pays émergents, limite la comparaison entre les économies et prive de reconnaissance des activités essentielles à nos sociétés. D’autres activités non-productives, telles que la spéculation financière, sont quant à elles comptabilisées par le biais des gains comptables qu’elles entraînent. Dans certains pays, se sont aujourd’hui ces activités qui tirent la croissance du PIB.
La seconde limitation est celle de la production en temps qu’indice de développement. En effet, si le rôle du PIB est de mettre un chiffre sur la production de biens et de services d’une économie sur une période donnée, mesurer les externalités positives comme négatives résultant de cette production n’en fait pas partie. Ainsi, le PIB comptabilise des biens et services provenant d’industries controversées, telles que l’armement et le tabac sans prendre en compte leur coût humain. De la même manière, le PIB n’indique en rien la pérennité d’une économie. Au contraire, sa maximisation sur le court-terme récompense le gaspillage de ressources. Par exemple, dans le calcul du PIB, le tabac est doublement vecteur de richesse: outre les revenus de sa vente directe, les biens et services visant à résoudre les problèmes liés au tabagisme sont eux aussi comptabilisés. Par conséquent, et contrairement au bon sens, maximiser nos problèmes pour ensuite y remédier se trouve être, à court-terme, l’une des stratégies les plus efficaces pour maximiser le PIB.
Le Produit Intérieur Brut était une métrique de circonstance au sortir de la seconde guerre mondiale: Les économies Européennes étaient à genoux et il s’agissait de reconstruire rapidement une économie capable de supporter les besoins de la population. Le PIB est précisément bon à cela: construire ou reconstruire de solides économies. Par conséquent, le PIB reste un indicateur utile pour des pays en voie de développement. Dans ces pays, la satisfaction de vie y est d’ailleurs toujours étroitement corrélée. Mais bien qu’il puisse nous donner des indications sur le bien-être des agents économiques et la viabilité d’un système de production dans certaines circonstances, le PIB n’a pas pour vocation de les améliorer. Par conséquent, dans nos pays développés, imaginer que faire croître le PIB années après années résoudra nos problèmes sociétaux équivaut à empiler pelles de terre sur pelles de terre en espérant former une maison. Possible, mais improbable. Ce sont des travaux minutieux qui donneront forme à la demeure: contenir les inégalités sociales, revoir nos stratégies migratoires, résoudre la crise climatique, réunifier nos sociétés. Une fois ces travaux achevés nous aurons tout le loisir de ressortir notre pelleteuse et songer à agrandir notre foyer.