Ce que le Pape ferait de $200 milliards

Dans l’un de mes articles précédents, nous avons émis l’hypothèse que les super riches souhaitent faire le bien à grande échelle. La question qui se posait alors était la suivante : “pourquoi ne le font-ils pas”? Dans cet article, nous aborderons certains des mécanismes qui limiteraient n’importe quelle grande fortune dans son projet de faire le bien. Ce sont ces barrières, selon moi, auxquelles nous devons nous attaquer en tant que société. Cet article est une tentative de vulgarisation. Il n’a pas la prétention de représenter la réalité ni fidèlement, ni de manière exhaustive.

Transformer son capital en argent comptant est excessivement complexe 

La fortune des super riches, telle qu’on la voit apparaître dans les médias, se trouve essentiellement sous forme d’actions. La manière dont on estime cette fortune est simple: On multiplie la valeur des actions en bourse de leur(s) société(s) à un instant t par le nombre d’actions qu’ils possèdent. Inutile d’additionner la valeur des propriétés, yachts etc…celle-ci est généralement négligeable par rapport à la fortune totale estimée. 

Prenons l’exemple de la Fortune d’Elon Musk. En décembre 2021, celui-ci possédait environ 175 millions d’actions de Tesla:

  • Le 16 décembre au matin, le prix d’une action était de $994. Nombre d’actions x prix de l’action: $994 x 175 millions = $174 milliards
  • Le 16 décembre au soir, le prix d’une action était de $927. Nombre d’actions x prix de l’action: $927 x 175 millions = $162 milliards

Quelques jours plus tard, la valeur d’une action et la fortune estimée d’Elon Musk était revenue à un niveau similaire.

Ainsi la fortune estimée d’un super riche fluctue constamment avec le prix de ses actions. La plupart du temps, ces fluctuations sont des non-événements: lorsque les actions de la société d’un super riche chute, sa fortune estimée diminue, lorsque le prix de l’action croit, la fortune estimée augmente. Certains médias se délectent de ces calculs simplistes qui permettent de générer ressentiment et admiration chez leur lecteurs. Dans les faits, la fortune d’un super riche à un temps donné est différente. Si un super riche décide de vendre toutes ses actions d’un coup, tant est qu’il puisse légalement le faire (ce n’est pas le cas), la valeur qu’il en obtiendra sera inférieure à celle estimée par les médias. En effet, le prix d’une action est régulé par la loi de l’offre et de la demande. Ainsi, si les premières actions vendues le sont à un prix proche de la valeur initiale de l’action en bourse, le prix de chaque nouvelle action vendue diminue par la suite.  A cette loi du marché vient s’ajouter la spéculation des investisseurs. Lors de la vente des actions du super riche, les investisseurs vont essayer de comprendre la cause de cette vente massive. Une des raisons les plus convaincantes est que le super riche estime le prix des actions trop élevé par rapport à la véritable valeur de son entreprise. Les investisseurs, par mimétisme, vont vendre en masse ce qui va tirer le prix des actions encore davantage vers le bas

En pratique, il existe des parades pour diminuer l’impact négatif de la vente massive d’actions sur la fortune. La plupart du temps, la stratégie vise à convaincre les investisseurs qu’une vente d’actions n’est pas liée à la situation de l’entreprise mais est le fruit d’une décision personnelle afin d’éviter la spéculation. Ce n’est pas tâche facile et les super riches mettent en place des systèmes plus ou moins ingénieux pour tenter de prouver leur bonne foi à l’image du Giving Pledge initiée par Bill Gates et dont les membres promettent de redonner une part importante de leur richesse à la société durant leur vie. Récemment, Elon Musk s’y est essayé en laissant les membres de Twitter “décider” s’ il devait ou non vendre une partie de ses actions. Il a ainsi donné l’illusion de ne pas être à l’origine de la vente massive de ses actions dans l’espoir d’éviter une spéculation baissière. Astucieuses ou classiques, toutes ses stratégies ont un élément en commun: elles requièrent du temps.

Malgré ces mécanismes baissiers, partons du principe que sauver le monde n’attend pas. Mettez-vous dans la peau d’un super riche. Vous décidez de liquider en une journée l’ensemble de vos actions. A ce stade, vous empocherez sûrement plusieurs milliards mais bien moins que votre  prétendue fortune. A l’aspect psychologique de voir cette dernière fondre comme neige au soleil, s’ajoute l’aspect pratique, car qui dit moins d’argent dit aussi moins de moyens pour sauver le monde. Si vous aviez attendu un peu plus, n’auriez-vous pas pu obtenir plus d’argent ? Pensez à toutes les fois où vous avez attendu le bon moment pour acheter vos billets d’avion.

Un moyen de diminuer cette barrière psychologique serait d’utiliser des modèles mathématiques plus réalistes pour estimer les fortunes personnelles des super riches qu’une simple multiplication de niveau collège. S’ils prenaient conscience de la valeur réelle de leur fortune à un instant t, les super riches seraient moins enclins à rester figés.  Le problème est qu’évaluer les fortunes de manière simpliste flattent les égos et aiguisent les convoitises, en plus d’accrocher l’attention du public. De notre coté, admettons aussi que nous aimons nous offusquer devant les sommes folles que nous ne parvenons même pas à nous représenter. Nous avons chacun notre part de responsabilité.

Le coût d’opportunité est incommensurable

Vous êtes au rayon douche, €5 en poche, tétanisé devant le nombre de shampoings à votre disposition. Lequel choisir? Si vous choisissez le shampoing à la fleur d’oranger vous allez sauver des millions de personnes de la famine, mais vous n’aurez plus assez d’argent pour acheter le shampoing à l’extrait de mangue qui sent si bon et qui permettrait d’envoyer toutes les petites filles du Moyen-Orient à l’école. Finalement, vous trouvez la parade, vous allez acheter les deux flacons en petit format et ainsi soulager votre conscience. Sauf que vous vous réveillez et que vous n’êtes pas en train d’acheter des shampoings mais de choisir à quelle cause vous allez consacrer toute votre fortune. Et vous le savez, vous vous êtes renseigné, les études montrent qu’éparpiller vos dons réduit leur impact. Donc pas questions de cibler trop de projets en même temps. Votre vie se joue à cet instant précis. Vous avez beau être la personne la plus terre-à-terre du monde, vous tremblez. Vous reposez votre shampoing, vos cheveux ne sont pas si sales de toute façon. 

Les grandes charités, à même de recevoir un flot d’argent massif, sont structurellement inefficaces

Vous l’avez fait, vous avez choisi une cause. Une partie du monde tremble d’excitation en anticipant l’impact que votre don va avoir sur leur vie. Une autre se désole de ne pas avoir été choisie. Vous dormez mal la nuit. Il est maintenant l’heure de transformer votre argent en actions concrètes. C’est l’heure des stratégies et de la logistique. Pour être franc, aucune association n’est de taille à gérer une telle somme d’argent. Mais en admettant qu’une le puisse il s’agira d’une des grandes associations internationales. Or, ces organisations ont un point commun, elles existent depuis des dizaines d’années. Cette présence sur le long-terme ne signifie qu’une chose, elles n’ont pas atteint leurs objectifs, sinon, pourquoi sont-elles toujours là? Elles sont bureaucratiques, emploient des personnes à temps plein, comme le ferait une entreprise privée, et ont des besoins énormes en marketing. Quelle partie de votre argent va vraiment aider la cause? Quelle partie servira à faire marcher la machine pendant encore des décennies? Fermer les yeux peut-être, et abreuver le monde associatif? Les super riches ont la notion d’efficacité dans le sang, c’est ce qui leur à permis d’arriver là où ils en sont. Cette manière de penser ne s’envole pas aisément. Au contraire, elle se trouve renforcée par l’importance de l’action: lorsque l’on sauve le monde, le moindre dollar peut faire une différence.

Les dons massifs ont des effets négatifs non-négligeables 

Vos amis économistes vous ont mis en garde: un don massif aura de fort effets négatifs sur les zones ciblées par les aides. A court terme, votre argent va avoir un impact formidable sur le pouvoir d’achat d’une certaine région ou d’une certaine communauté mais les capacités de production, elles, n’augmenteront pas du jour au lendemain. Conséquence, les prix vont augmenter drastiquement. Vous avez créé de l’inflation. De plus, certains dons ont un impact favorable à court-terme, mais à moyen terme, si on ne développe pas l’économie d’une région et ses infrastructures, la solution ne sera pas durable et n’engendrera qu’une dépendance au dons. Dans certains cas, l’afflux massif de dons peut même faire s’effondrer des industries entières car celles-ci ne peuvent concurrencer des biens et services gratuits. Finalement, il est bien établi que les dons peuvent favoriser la corruption et ainsi fragiliser la société d’un pays. 

Votre idéal et votre pouvoir d’influence disparaissent en même temps que votre argent

La machine est en marche, vos dons changent le monde pour le meilleur. Pour la première fois depuis des mois, vous avez l’occasion de vous asseoir un instant sur votre canapé. Votre ami Joe passe à la télé pour présenter une nouvelle réforme. Vous vous étouffez. Ce n’est pas dû au fait que vous avez dû remplacer votre cognac préféré par un soda gazeux insipide pour des raisons budgétaires, mais parce que vous vous rendez-compte que cette réforme, si elle passait, diminuerait l’impact de vos bonnes actions. Ni une, ni deux, vous appelez ce bon vieux Joe afin de régler ce petit contentieux. Le téléphone sonne deux fois avant de raccrocher brutalement: “Salut c’est Joe, je ne suis pas disponible pour le moment mais vous pouvez me laisser un message, je vous rappellerai dès que possible”.  Et là, la réalité vous frappe et l’angoisse vous envahit. 

Et si vous étiez le moindre mal?

Il ne vous reste plus que quelques millions pour vivre. Vous pensez à cet autre milliardaire, un homme immoral, devenu après vous la plus grande fortune du monde. Votre pouvoir d’influence a disparu en même temps que votre fortune. Vous êtes maintenant impuissant. Qu’allez vous faire si d’autres milliardaires utilisent leur fortune à mauvais escient? L’impact de vos dons s’en trouverait potentiellement anéanti et le monde n’en serait que plus polarisé. Au final, peut-être auriez vous dû simplement garder votre fortune jusqu’à la fin de votre vie, et utiliser l’influence qu’elle vous conférait pour essayer de faire avancer les choses, lentement, mais sûrement. 

Sauvons les super riches

Voilà selon moi un aperçu, extrêmement caricatural, de quelques problèmes auxquels les super riches font face. Que fait un être humain face à des problèmes qui le dépasse? Il procrastine et se focalise sur ce qu’il maîtrise. Que maîtrisent les super riches? Faire de l’argent. Quelle est la conséquence? Une augmentation de leur fortune et par conséquent des inégalités. Je n’ai pas la prétention d’être dans la tête des super riches, et peut-être sont-ils une espèce à part après tout – aisément capable de trouver des solutions à des choix cornéliens. Mon égo me pousse cependant à croire que leurs facultés mentales ne sont pas à des années-lumières des miennes. Les dilemmes évoqués plus haut sont uniquement les premiers qui me sont venus à l’esprit. Il en existe probablement beaucoup d’autres. Le monde des super riches, comme celui des plus démunis, regorge d’autres complexités matérielles et psychologiques que je ne connaîtrai jamais. Ces barrières, connues et inconnues, ne diminuent en rien la responsabilité des super riches vis-à-vis de la société, mais montrent que laisser nos espoirs reposer sur eux est vain. Ils sont trop humains, trop limités pour briser seuls leurs chaînes.  

Aucun être humain n’aurait probablement dû avoir autant de responsabilité sur ses épaules en premier lieu. Mais le fait est que la situation est ainsi, à nous donc d’agir. Un feu qui s’échappe d’une maison voisine n’est pas notre faute, mais l’empêcher d’incinérer tout le quartier n’en reste pas moins notre responsabilité. De la même manière, nous ne choisissons pas la société dans laquelle nous naissons. Mais c’est notre responsabilité de changer sa structure pour que de telles inégalités ne puissent exister dans le futur. Les réformes que nécessite un tel changement de structure ne doivent selon moi pas être prises en opposition aux plus riches, mais avec eux. Nous pourrons toujours faire les comptes plus tard. Aussi simpliste soit-elle, cette manière de considérer notre rapport aux plus fortunés a selon moi le mérite de nous donner un but commun en tant que société. Un but pour lequel les plus riches troqueraient leur fortune en échange d’un sens concret à leur vie et où nous retrouverions un pouvoir plus grand sur nos vie en échange de notre part de responsabilité. Ce n’est qu’en nous unissant que l’on pourra selon moi inverser la balance…de manière relativement pacifique du moins.